Va-t-on réintroduire la voile dans la marine marchande
pour économiser le fioul ?
Le premier cargo tiré par un cerf-volant
devrait lever l'ancre en Allemagne à l'automne 2006.
Une expérience écologique dans l'air du temps.
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Décembre 2005
"Le
cargo et le cerf-volant". Ce pourrait être le
titre d'une intrigue qui mêle la réintroduction de la
voile dans la marine marchande au XXIe siècle, et l'amélioration
de la rentabilité de cette dernière. Les héros
en sont des cerfs-volants géants, qui se lancent et
se dirigent automatiquement, et permettent de réduire la consommation
en carburant des bateaux de commerce tout en garantissant l'arrivée
à bon port dans les délais.
Le premier cargo ainsi voilé devrait lever l'ancre à
l'automne 2006 sous les couleurs de l'armateur allemand Beluga Shipping... |
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Stephan
Wrage, 33 ans, est le patron ambitieux et ingénieux de SkySails,
la société qui développe les cerfs-volants tire-cargos.
"Au début, je me suis fait traiter
de malade ou d'idiot, au choix. Aujourd'hui, à chaque nouvelle
étape franchie, les critiques réajustent leurs salves.
Mais la zone de tir devient de plus en plus étroite..."
Le principe de SkySails n'est pas de remplacer les moteurs à
explosion des bateaux de commerce, mais de les compléter pour
en réduire la gloutonnerie en fioul. Cette propulsion hybride
des mers s'adaptera sur la flotte existante.
La flotte mondiale de cargo est composée d'environ 40 000 unités.
Le cours du pétrole a atteint depuis 2003 des niveaux à
même d'élargir les idées des armateurs et de les
rendre réceptifs aux idées les plus folles. Avec un
coût d'équipement par bateau de commerce compris entre
500 000 et 2, 5 millions d'euros, le marché ouvert à
SkySails et les profits potentiels sont énormes. |
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Stephan
Wrage |
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Une
économie de carburant
Les calculs théoriques de SkySails prédisent, en conditions
de navigation et de vent idéales (grand largue et mer plate),
jusqu'à 70 % d'économie de carburant grâce
à un cerf-volant tirant le navire qu'il survole.
"Nous avions mené, depuis 2001, des campagnes d'essai
en mer avec une maquette de cargo à l'échelle 1/226e.
Long de huit mètres et pesant 2 tonnes, cette embarcation radiocommandée
a validé un certain nombre de calculs prévisionnels
et de points techniques. Mais il fallait passer un cap."
Chose faite avec l'achat en octobre 2004 d'un bateau des pilotes de
l'Elbe, le remorqueur Jan Luiken, long de 15 mètres
et affichant 18 tonnes sur la balance. Il est devenu, au fil de nombreuses
sorties en mer depuis le mois de mars 2005, une plate-forme d'essai
rêvée pour résoudre les imperfections du système.
Et déposer des brevets. Résultats constatés,
selon Wrage : de 30 à 35 % d'économies de fioul sur
l'ensemble d'une navigation normale.
Le lancement et de la reprise du cerf-volant était un vrai
souci théorique. Si le Jan Luiken navigue avec une voile
de 40 m2 seulement, il en faudra plusieurs centaines de mètres
carrés pour un cargo. Les calculs prévoient même
des surfaces de 5 000 m2 pour les plus gros pétroliers.
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Les
cerfs-volants de SkySails sont très proches de ceux utilisés
par le kite-surf. Tel un pneumatique, la voile doit remplir son volume
interne d'air avant de pouvoir décoller. Les ingénieurs
de SkySails ont mis au point un mât de largage et de récupération
du cerf-volant sans intervention humaine. Les voiles actuelles sont
développées en collaboration avec la société
néo-zélandaise North Sails et le gourou de l'America's
Cup, Tom Schnackenberg, gage sérieux de performance.
L'autre prouesse réside dans la conception d'une écoute
unique. Un cerf-volant nécessite deux lignes de commandes pour
être dirigé. Ceux de SkySails n'utilisent qu'un seul
fil entre le bateau et l'aile volante. Le centre de commandes est
déporté dans les airs, entre l'écoute et la voile,
et il est contrôlé grâce à une liaison sans-fil.
Les mouvements de la coque du navire, induits par la houle, ne perturbent
pas le cerf-volant qui doit réaliser des mouvements en forme
de "8" pour augmenter sa puissance de traction. |
Une
propulsion hybride
Le seul souci de SkySails était de trouver un premier client.
Quel armateur serait assez fou pour équiper un cargo d'un procédé
aussi expérimental, enclin qui plus est à lui créer
des problèmes avec les hommes d'équipage, les clients
et le reste de la profession ?
Les expériences passées en matière de propulsion
maritime hybride sont une suite de mésaventures tombées
dans l'oubli. Dans les années 80 au Japon, le caboteur pétrolier Daioh et le cargo Shin Aitoku Maru avaient été
équipés de mâts et de systèmes de voiles
qui leur permettaient d'économiser en moyenne 10 % de fioul.
Mais la chute du prix du baril de brut en 1985 stoppa net cette initiative.
Quant au "turbovoile" mis au point par Bertrand Charrier
et Lucien Malavard pour Jacques-Yves Cousteau, qui s'en souvient encore
? Utilisant "l'effet Magnus", ce système était
constitué d'un cylindre en rotation qui aspirait l'air par
des fentes. Il promettait 25 à 30 % d'économie de carburant.
En 1983, Moulin à vent, bateau équipé
d'une turbovoile, quittait Tanger en direction de New York. Au cours
de la traversée, le fardage trop important fut arraché
par le vent.
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Le
commandant Cousteau persévéra dans cette voie. Le
17 juin 1985, il arriva à New York, à bord de l'Alcyone,
navire équipé de deux turbo-voiles. Mais sans convaincre
la communauté maritime. |
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Niels
Stolberg, créa à Hambourg en 1995, la Beluga Shipping qui met en contact clients et armateurs. Stolberg, qui avait entendu
parler de SkySails fin 2003, s'est intéressé
au projet, jusqu'à y investir son argent personnel début
2005.
"Le système SkySails fonctionne
sans personnel additionnel grâce aux autopilotes intégrés.
Mais, lors de la première navigation, qui devrait avoir lieu
en septembre 2006 sur notre navire le Beluga Negotiation (100 mètres de long), plusieurs ingénieurs seront à
bord pour vérifier que tout se passe bien. La surface du
cerf-volant sera de 160 m2 pour commencer. Si le système
nous permet d'économiser entre 10 et 30 % de carburant, il
sera généralisé sur notre flotte".
En attendant ce premier test grandeur nature, SkySails continue les
essais. Il vient d'acquérir un cargo de 55 mètres et
450 tonnes, le Beaufort, qui sera équipé d'un cerf-volant de 80 m2 dès mars 2006. "Nous
pensons atteindre la rentabilité en 2009-2010 et équiper
2,2 % de la flotte mondiale en 2015, soit 900 cargos. L'objectif est
ambitieux, mais les nouvelles législations vont nous aider
à convaincre le marché", assure, souriant
avec confiance, Stephan Wrage.
Le 19 mai 2005, l'IMO (Organisation mondiale maritime) a en effet
mis en application l'annexe VI du plan Marpol qui prévoit une
réduction des gaz soufrés (SOx) par quotas, et qui va
se durcir d'année en année. |
Il n'y
a que deux solutions pour les armateurs : utiliser un carburant plus
raffiné, donc plus cher. Ou penser à des moyens de propulsions
hybrides comme SkySails.
En contact avec une centaine d'armateurs, la société
va se focaliser en 2006 sur l'étude des routes optimales pour le système, en raison des vents : l'aller-retour Brésil-mer
du Nord ou Japon-Etats-Unis par exemple. Un lobbying va être
engagé auprès des capitaines de cargo pour les sensibiliser
aux avantages de la réintroduction de la voile sur leurs navires,
comme au XIXe siècle. Le vent est après tout une
énergie inépuisable, gratuite et propre. Les régatiers
et les romantiques n'en voudront à personne de le partager. |
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